Alzheimer : un reportage de Thomas Louapre
janvier 2008

Voici ce que dit Thomas Louapre sur son travail :
" Alzheimer. Un nom propre devenu commun. Une perte de mémoire redoutée, redoutable. Pour ne pas capituler face à cette maladie, synonyme de démence, un centre de jour accueille des personnes atteintes de ce mal dans le Nord de Paris. Casa Delta 7 est une proposition pour stimuler la vivacité d’esprit et faire travailler la mémoire tout en sollicitant les capacités intellectuelles et sensorielles des patients. Lecture, chant, peinture et jeux de logique : des ateliers ludiques adaptés aux profils des malades et destinés aussi à les resocialiser. Un centre d’accueil thérapeutique qui permet par ailleurs d’offrir une solution de « répit » aux familles. Enfin, un lieu qui permet aux patients de redevenir acteurs de leur vie.
La première fois que je suis entré dans ce centre, j’ai ressenti une sensation d’inquiétante étrangeté. Cette maladie m’effrayait. Non seulement cela voulait dire pour moi perdre sa mémoire, mais au-delà, c’était une réelle perte d’identité. Je ne pouvais pas concevoir le simple fait de ne plus se souvenir de son existence ni de son histoire. Se sentir déposséder de soi, de tout ce qu’on avait construit pour se bâtir. Ne plus avoir de certitude face à cette séparation irréversible avec notre passé, et donc avec nous-même. On se construit chaque jour et on m’a souvent dit que grandir c’est devenir qui l’on est. Et vieillir « avec Alzheimer », ça veut dire quoi ?
J’ai découvert des personnes très attachantes qui tentent de vivre au jour le jour face à cette amnésie quotidienne. Certaines avaient encore des compétences, d’autres possédaient des mots, vivaient avec des émotions et des attentes, malgré leurs maux. Bref, des personnes sensibles remplies d’humanité.
Cette série de photographies explore ma relation avec ces gens qui continuent à vivre malgré l’effacement d’eux-mêmes. Je n’ai vu qu’un aspect de la maladie, observé d’un seul côté, celui du patient, et dans un lieu clos et adapté avec du personnel formé pour accompagner les malades. Je me suis donc attaché à trouver ces petites traces visuelles qui pouvaient faire penser à cette perte de mémoire, à l’oubli. J’ai rencontré des individus simples qui réagissent différemment face à Alzheimer. Il y a ceux qui attendent, ceux qui marchent et déambulent, la main agrippée à la rampe pour ne pas tomber ou ne pas se perdre. Plongés dans leurs tourments, se retrouvant impuissants devant leurs faiblesses, il y a ceux qui ne parlent jamais. D’autres parlent tout seuls. D’autres encore prennent sans demander, grognent et interpellent. Ceux qui chantent, battent la mesure ou jouent de la musique. Ceux qui sont excités, pendant que certains manquent de sommeil. À côté de celles qui soupçonnent tout, certaines vieilles dames se moquent des autres, indépendantes et totalement libérées du temps et de l’espace. Refermées vers (ou contre) elles-mêmes, il y a celles qui joignent leurs mains comme pour une prière ouverte. Ces ongles vernis ne sont pas un pansement contre la réalité mais plutôt un simple geste coquet pour rappeler que la beauté est toujours là. Ces traces de mascara brouillent les yeux mais soulignent le regard. Cette plume pour rappeler le contact avec la douceur. Et partout ces mains posées sur les fronts plissés. Ces mains qui tâtent, interrogent et stimulent ces sacrés neurones qui font cruellement défaut. Ces rides qui se creusent pour chercher encore plus profondément dans sa mémoire. Alors on est heureux lorsque l’on trouve un synonyme, une date ou une couleur. Tous espèrent appartenir à une réalité invisible, à la recherche d’empreintes improbables. Pour ne plus être seul face au vide et à cette mémoire transparente. Tenter de faire des habitudes de cette nouvelle vie quotidienne un vague substitut de la mémoire.
Tous ces malades m’ont appris que je ne pouvais pas résumer mon identité à ma seule mémoire. Je suis moi parce que j’ai des sentiments. Je peux me servir de mon imagination pour communiquer. Même si ma personnalité change, j’ai toujours besoin d’amour et d’affection. D’autres gestes sont là. Il suffit seulement de savoir écouter. Savoir parler ou se taire. Traquer ces sourires qui font encore signe et remarquer que le silence sourit dans les yeux… Ainsi, la mémoire d’une personne atteinte de la maladie d’Alzheimer, c’est chacun de nous qui la construisons et la faisons vivre. "

Alzheimer : qui me fera oublier ?
Il est également l’auteur d’un reportage sur le quotidien d’une infirmière libérale, dont vous pouvez voir un extrait en cliquant
ici
Thomas Louapre est né à Evreux en 1979. C’est peu après des études de sciences humaines et sociales et un diplôme de journalisme qu’il se tourne vers la photographie pour se consacrer au reportage. Alternant reportages et travaux de commandes, il construit son travail sur la proximité et l’échange en plaçant l’humain au centre de ses préoccupations. En parallèle, il intègre en 2004 le service photo de Bayard Presse Jeunesse où il est responsable de trois magazines pour enfants depuis 2005.
Site de Thomas Louapre