Deux figures contemporaines du martyre : l’obèse et le couple sexué
novembre 2011
Pour qui s’intéresse aux questions de santé, il y a souvent de bonnes surprises dans les livraisons de la revue Esprit, qui ne s’y consacre pourtant pas particulièrement, se voulant « généraliste ». Ainsi, le numéro de février 2010 proposait un avant-goût du dernier livre de Georges Vigarello, consacré à l’obésité. Alors que dresser un tableau des nombreuses causes de l’épidémie semble relever d’un « savoir opaque, hétérogène », intriquant facteurs génétiques et environnementaux, le philosophe insiste ici sur la distinction à établir entre « les stratégies de minceur », qui relèvent d’une image idéale du corps privilégiant la maigreur des mannequins, et les « stratégies de lutte contre l’obésité », qui peuvent d’ailleurs succéder aux premières. Elles ont en commun de montrer que le corps est devenu le support identitaire de l’individu contemporain (« Je suis mon corps »).
Mais il trahit l’obèse trois fois. Il le désigne comme objet de dépréciation de la part des autres comme de soi-même, les tentatives pour redonner du lustre au « gros » restant assez marginales. Il résiste aux tentatives d’amaigrissement, livrant la personne à l’accusation d’être incapable de se maîtriser (« le manque de volonté »). Enfin, et peut-être surtout, il dévoile une ambiguïté fondamentale du sujet : le désir et la peur de changer, être un autre en restant soi-même. Pour Vigarello, l’obèse « pousse à l’extrême un paradoxe central de l’identité contemporaine : être conduit à s’identifier de part en part à son propre corps, alors même que ce corps est autre et soi. » Je suis tenté d’extrapoler cette analyse aux comportements addictifs, en évoquant par exemple, la phrase célèbre de Marguerite Duras : « Je suis une alcoolique qui ne boit plus. »
Le lecteur se souvient peut-être du tollé soulevé par l’excommunication par l’archevêque de Recife (Brésil) de l’entourage d’une fillette de 9 ans, ayant subi un avortement après avoir été violée par son beau-père, « moins coupable », puisqu’étant « contre » l’avortement…. Ce tollé suivait de près celui provoqué par la levée de l’excommunication d’un cardinal antisémite et négationniste et précédait de peu celui déclenché par les déclarations du Pape sur le préservatif comme moyen « inefficace » de lutte contre le sida en Afrique. En revanche, il ignore probablement que les positions de l’Église catholique sur la contraception et la procréation médicalement assistée sont loin d’avoir la continuïté historique à laquelle ses autorités semblent croire.
Deux articles passionnants reviennent sur les débats commencés au début du 19ème siècle, puis repris au 20ème à l’occasion du concile Vatican II. Ils montrent d’une part, qu’une large majorité de chrétiens et même de théologiens étaient favorables à la limitation des naissances, fondant leur argumentation sur la priorité à donner à « l’amour conjugal » et laissant les moyens de la contraception à la conscience des couples ; d’autre part, que les décisions papales ont été prises au mépris de toute concertation avec « le troupeau pastoral » et en contradiction avec ces avis, par la frange la plus intégriste de l’administration pontificale romaine. Avec pour résultat de plonger le soutien traditionnellement le plus fidèle de l’Église, les femmes, dans la stupeur puis l’indifférence à son égard et, en conséquence, d’entraîner rien moins que la déchristiannisation de l’Europe.
Esprit. Le déclin du catholicisme européen. Numéro de février 2010. Articles recensés :
Georges Vigarello : l’obésité, mal identitaire, mal sournois
Claude Langlois : Sexe, modernité et catholicisme. Les origines oubliées
Catherine Grémion : La décision dans l’Église. Contraception, procréation assistée, avortement : trois moments clefs.