Don d’organe, don de soi, sacrifice de soi ?
février 2008
Parce qu’elle permet de sauver des vies, la transplantation hépatique a soulevé l’enthousiasme des chirurgiens qui la pratiquent. Jusqu’à ce qu’ils réalisent qu’elle pouvait aussi saccager d’autres vies, celles des donneurs, au point de s’interroger sur le bien-fondé des interventions. Pour les éclairer, certains ont fait appel à Mathilde Zelany, psychologue clinicienne. Elle a interrogé 46 donneurs ou futurs donneurs avant, pendant et après la transplantation. Les résultats de son enquête sont troublants.
Car si, avant l’intervention, le don apparaît à tous comme une évidence, légitimé par la certitude médicale, il s’installe déjà un « brouillage » entre une équipe de soins et un individu bien portant qui « font front commun » contre la mort de l’autre : l’un donne réellement un morceau de soi, de son corps. Mais après, il est bien fini le « silence des organes » (qui caractérise la santé, selon la formule de Leriche) ! Certains donneurs ont alors une conscience aigüe de leur « sacrifice » et de l’altération de leur intégrité corporelle, donc de leur identité. Certains basculent dans la dépression.
De plus, ils perçoivent souvent le « retour sur investissement » comme étant bien faible, de la part de quelqu’un qui leur doit la vie (car, fait remarquer l’auteure, il y a aussi une logique économique d’échanges autour d’un produit rare, le foie). Les relations familiales redeviennent banales, rien n’a vraiment changé (il faut rappeler ici que le don ne peut avoir lieu légalement qu’entre membres d’une même famille, en cas de donneur vivant). S’installe le sentiment d’ingratitude. Les véritables enjeux du don se révèlent : le fantasme de régénérer la famille, l’interdiction implicite mais intense du refus, aussi bien intime que porté par les autres. Comment accepter de condamner un proche à mort ?
L’équipe médicale se retrouve bien souvent désemparée, alors même qu’elle est convaincue d’avoir bien expliqué toutes les conséquences de l’intervention chirurgicale, alors même qu’elle a tout fait pour recueillir un « consentement éclairé ». « On me poignarde avec mon accord », dit une donneuse dans une formule saisissante. Mathilde Zelany invite les chirurgiens à « repenser le cadre » du don d’organe, en accordant une place importante à l’écoute des donneurs, pour qu’ils puissent au moins dire ce qui est inavouable.
Esprit. Janvier 2008. Mathilde Zelany. Donner de soi. Sur la clinique du donneur vivant dans les transplantations hépatiques.
Article paru dans la Revue du praticien médecine générale du 12 février 2008 (tome 22, numéro 795)