La photographie, révélatrice de l’histoire de la famille
octobre 2008
Constatant que les lecteurs "papier" et les lecteurs "web" ne sont pas les mêmes, les responsables de la revue
Études photographiques
ont eu l’excellente idée de la publier dorénavant sur les deux supports en même temps. Dans le numéro 22 de septembre 2008, on y trouve un article passionnant d’Irène Jonas, sociologue, sur l’histoire de la photographie de famille, ce qu’elle révèle de cette dernière et les bouleversements attendus du passage au numérique. En voici quelques extraits pour se mettre l’eau à la bouche :
" Depuis la fin des années 1960, la photographie familiale a connu de profonds changements, à l’image des mutations de la famille qu’elle immortalise. Trois tendances majeures sont repérables :
l’apparition de nouveaux moments photographiés, plus intimes ((la pendaison de crémaillère dans le premier appartement du jeune couple remplace ou précède les photos de mariage, la mère enceinte et l’accouchement se substituent ou jouxtent celles du baptême, une fête entre amis occupe une place aussi importante que les réunions familiales, la nudité qu’elle soit pendant la grossesse, l’allaitement, ou pendant des vacances n’est plus proscrite),
la réduction importante de photos de groupes ou d’adultes au profit d’images centrées sur l’enfant et son évolution (Privatisé, mis au centre de l’intimité psychique de ses parents, l’enfant grandit à l’écart de tout projet social, devient preuve vivante de l’amour des conjoints, incarne les désirs et les choix des parents et est considéré comme une valeur en soi. Alors que la morale, les contraintes et les sanctions laissent place à une éducation soucieuse de favoriser le “moi” unique et merveilleux de l’enfant, la photographie va se centrer sur lui, sur les étapes de son développement et l’éclosion de ses comportements),
et la disparition progressive de la photographie posée pour des prises de vue saisies sur le vif (La qualité relationnelle du couple devenant la principale exigence et l’épanouissement de l’enfant étant au centre des préoccupations, la pose est désormais vécue comme un dispositif risquant de donner à l’entourage une idée fausse de l’histoire familiale.Surprendre le sourire spontané, photographier sans être vu et être photographié sans s’en rendre compte sont les nouvelles règles du jeu.En adoptant un profil esthétiquement bas, les images de la famille passent pour plus vraies, dénuées de toute manipulation.)

Si les photos traditionnelles se perpétuent, elles ne revêtent pas la même signification pour tous. Pour certains, leur sens reste lié à la symbolique de l’événement qu’elles fixent, pour d’autres, elles constituent un passage obligé et tendent à devenir une simple formalité. L’important n’étant plus « ce ou ceux qu’on voit là » mais « ce qui s’est vécu là ». (...) Les familles s’investissent, photographiquement parlant, dans ce qui leur semble être la représentation “vraie” de leur intimité, celle qui témoigne du bonheur et a fixé l’intensité d’un échange affectif ou psychologique.
L’apparition du numérique semble aujourd’hui accentuer ces tendances et soulève de nouvelles questions dont celles du nombre phénoménal de photos réalisées, du tirage papier et donc de leur sélection pour la constitution d’albums. En favorisant une multiplication sans précédent des images (environ quatre à cinq fois plus que dans la pratique argentique), la transition numérique accélère la sortie du régime de la photographie posée au profit de la prise de vue sur le vif.

La photographie numérique familiale s’éloignerait-elle alors de sa fonction de gardienne de la mémoire pour devenir un acte social de communication d’émotions ? Dans la mesure où la transmission de la mémoire familiale se fait généralement par les femmes qui en sont détentrices et où faire l’album est une activité globalement féminine, ce sont les femmes, en premier lieu, qui vont être sensibilisées à la difficulté de le réaliser à partir du numérique et au temps que cela demande.
Si au soulagement de beaucoup le numérique et l’informatique libèrent des espaces anciennement occupés par les négatifs et les tirages papiers, quelle est la destinée des images numériques à long terme et quelle place auront-elles dans la mémoire familiale ? "
Portrait de famille au naturel
: Les mutations de la photographie familiale.
Photos : Palais Royal (Paris - 2007), Tunisie (2007). © serge cannasse