Le trou de la sécu n’existe pas
février 2015, par serge cannasse 
Le problème majeur de la sécurité sociale, c’est son déficit et ce “trou” est dû principalement à celui de l’assurance maladie. Voici un constat qui semble aujourd’hui évident. Or il ne l’est pas pour tout le monde. Fréquemment cité dans les travaux des sociologues de la santé, alors qu’il date de 2002, un article de Julien Duval s’applique à montrer que le fameux “trou de la sécu” est une construction journalistique, relayée par bon nombre d’experts surtout quand ils sont économistes.

Le propos de l’auteur n’est pas de nier qu’il y ait un problème de financement de la sécurité sociale. Mais parler de déficit suppose que la sécu a un budget comparable à celui d’une entreprise ou d’un ménage, mal géré puisqu’il existe une différence entre recettes et dépenses. Certains ajoutent que ce décalage est “structurel” : il en a toujours été ainsi et il ne peut en être autrement, ce que contredisent pourtant les chiffres. Enfin, cette mauvaise gestion menacerait l’existence même de l’institution.
Cette présentation est erronée précisément parce que la sécu n’est ni un ménage ni une entreprise : par exemple, il y a de nombreux transferts entre caisses, “qui n’ont rien à voir avec les dépenses des assurés”, et des exonérations de charges patronales non compensées par l’État. Comme l’écrit Julien Duval, “la Sécurité sociale n’existe pas comme entité comptable. Ce que les médias présentent comme son déficit correspond en réalité au besoin de financement du régime général, une grandeur dont la signification n’a rien d’évident.” C’est pour cela que pour de nombreux experts, dont le rapporteur de la Commission des comptes de la sécurité sociale en 1994, “le trou de la sécu ça n’existe pas et en traiter, c’est traiter de quelque chose de non identifié.”
Le “besoin de financement” est un problème technique très compliqué, avec de surcroît des implications nombreuses, par exemple sur les charges sociales (et donc pour certains la compétitivité des entreprises), le panier de soins, la rémunération des professionnels de santé, les budgets hospitaliers, etc. Il l’est même pour les spécialistes de la sécurité sociale, comme plusieurs d’entre eux n’hésitent pas à l’avouer.
Or il est extrêmement difficile de parler de problèmes très techniques et très ardus quand il faut se faire lire ou entendre par un maximum de lecteurs ou auditeurs. Les journalistes spécialisés y seraient plutôt disposés, mais leur direction leur rappelle aussitôt le danger de la chute d’audience. Les autres y trouvent un angle d’attaque facile, qui ne semble pas poser de problème de compréhension particulier : tout le monde tient plus ou moins un budget familial. Autre avantage : avoir une posture critique du gouvernement, quel qu’il soit, ce qui vous garantit un label d’indépendance d’esprit.
Les journalistes ne sont pas seuls en cause. L’air du temps y est aussi pour beaucoup. Julien Duval rappelle qu’une partie du patronat s’est depuis toujours opposé à la sécu, qui handicaperait la compétitivité des entreprises à l’échelon international. Or c’est oublier que pour beaucoup d’économistes, elle est aussi un facteur de croissance, en permettant notamment d’augmenter le pouvoir d’achat des salariés. Surtout, elle remplit des fonctions sociales importantes, comme le fait par exemple l’Éducation nationale. Ces fonctions ont besoin d’être financées : faut il pour autant les supprimer ? Sans aller jusque là, on peut considérer avec Henri Bergeron et Patrick Castel, que “ les concepts politiques de solidarité et de justice sociale laissent place aux notions comptables de comptes et d’équilibres financiers.” Parler de déficit ou de trou permet d’évacuer les discussions fondamentales sur l’adaptation de la sécu au monde contemporain, la redéfinition de ses missions et priorités et l’effort financier à répartir pour y parvenir.
Julien Duval. Une réforme symbolique de la sécurité sociale. Les médias et le “trou de la Sécu”. Actes de la recherche en sciences sociales, 2002. Numéro 143, p 53-67.
Henri Bergeron, Patrick Castel. Sociologie politique de la santé.PUF, 2015. 484 pages, 27 euros.
Photo : Mumbaï (Bombay), Inde, 2014 ©serge cannasse