Trois aspects de la pénibilité au travail
janvier 2014, par serge cannasse 
Pour Serge Volkoff et Valérie Pueyo, il existe trois modalités de la pénibilité au travail, qu’il importe de bien distinguer parce qu’elles n’ont pas les mêmes implications en termes de prévention et de dédommagement. Chacune comporte ses difficultés de mise en évidence, pour chaque salarié concerné. Elles portent plus sur les conditions effectives de travail que sur le métier exercé lui-même.

Après plusieurs années de discussions, la pénibilité au travail est prise en compte dans le calcul de la retraite depuis octobre 2013. Ou du moins, certains de ses aspects. Pendant la discussion du projet de loi, sa définition a fait l’objet de nombreuses revendications, plusieurs groupes professionnels réclamant que le texte leur soit appliqué. En effet, sa caractérisation pratique n’a rien d’évident. Serge Volkoff (statisticien et ergonome) et Valérie Pueyo (maître de conférence en ergonomie) éclairent la discussion en distinguant trois acceptions du même terme.
Pénibilité due aux conditions de travail
La première est celle la plus communément retenue : elle désigne « les contraintes et nuisances rencontrées tout au long de la vie professionnelle et qui peuvent avoir des effets à long terme sur la santé, voire l’espérance de vie. » Elle est bien mise en évidence par la différence d’espérance de vie entre ouvriers et cadres supérieurs en France (7 ans) et par la différence d’espérance de vie en bonne santé (sans incapacité) : “ les hommes ouvriers vont présenter des déficiences sensorielles ou physiques pendant 17 ans en moyenne, alors que chez les cadres – dont la longévité est pourtant supérieure – cette durée est de 13 ans seulement.” Plusieurs travaux ont montré qu’une partie de ce différentiel est dû au travail.
Ce qui compte ici, ce sont les relations de long terme entre l’exposition à des facteurs délétères et l’état de santé : il ne faut pas se focaliser sur la dernière période de travail. Trois facteurs sont incontestablement nocifs : les efforts physiques intenses, les horaires de nuit et l’exposition aux produits toxiques. Il n’y a pas d’effet seuil facile à mettre en évidence.
Les auteurs insistent sur trois points. Le premier risque de fâcher certains représentants de professions : ce ne sont pas les métiers en eux-mêmes qui portent les risques de pénibilité, mais les contraintes de travail qui leur sont éventuellement associés. Par exemple, dans cette optique, c’est d’abord quand elles ont exercé de nuit pendant un certain temps que les infirmières sont susceptibles de revendiquer le “compte pénibilité. Les autres facteurs sont plus difficiles à montrer, car leur lien avec la dégradation de la santé à long terme sont moins documentés (ce qui ne signifie pas qu’ils n’existent pas).
Deuxième point : il faut tenir compte des variations dans le temps de la pénibilité, notamment quand les facteurs ne sont plus rencontrés par le travailleur. Enfin, toute exposition à un facteur de risque, notamment celle à un produit toxique, n’est pas forcément vécu comme “pénible” par le salarié, “ cette ignorance constituant par elle-même un facteur de risque accru.”
Pénibilité due à un état de santé déficient
Seconde acception du terme, “ la sensation de pénibilité peut également provenir d’un état de santé déficient, en lien ou non avec le passé professionnel, dès lors que cette déficience rend insupportables, ou peu supportables, les exigences du travail actuel.” Elle augmente avec l’âge : “ les troubles de santé impliquant des limitations de capacité ou un traitement médical concernent à peu près un tiers des individus de 18 à 35 ans, la moitié des quadragénaires et deux tiers des quinquas.” Si ces troubles peuvent être “ pour partie provoqués, renforcés ou accélérés par le travail “, il est important de reconnaître que celui-ci peut aussi avoir un effet protecteur sur la santé quand il est bien organisé et quand le salarié dispose d’une marge de manoeuvre pour aménager son travail. Il faut donc viser la prévention en agissant sur les conditions de travail et non se contenter d’une indemnisation par les départs anticipés à la retraite ou un autre moyen, même s’ils sont éventuellement nécessaires.
Le mal-être dû au travail
La troisième acception du travail est la plus délicate, parce que la plus difficile à objectiver : le mal-être éprouvé du fait de la vie professionnelle. Mais elle correspond à une évolution réelle de l’organisation du travail – accroissement et accumulation des contraintes de temps, culte de l’urgence, changements organisationnels brusques et mal maîtrisés – “ ce qui compromet les modes opératoires qui sont propres à chacun.”
Les conséquences en sont bien connues : sentiment de travail mal fait, de manque de reconnaissance, parfois de solitude. Statistiquement, “ cette insatisfaction profonde est très liée à l’intention de quitter la vie professionnelle avant l’âge de la retraite.” Là aussi, les professionnels de santé sont indubitablement concernés (de nombreuses études montent qu’ils sont particulièrement victimes du stress et des “risques psychosociaux”). Les auteurs de l’article plaident pour la reconnaissance des “atouts de l’expérience” plutôt que par un droit au départ précoce, qui comporte un piège : privilégier la sélection des personnes au détriment de l’amélioration de la qualité de vie au travail.
Pour eux, l’enjeu de la pénibilité ne se résume donc pas à une discussion sur les droits de départ anticipé à la retraite, bien qu’elle soit importante. Il faut privilégier trois grandes “catégories d’action : améliorer les conditions de travail ; mettre en place des actions ciblées permettant de protéger ou de réaffecter ceux, plus nombreux au fur et à mesure que l’âge avance, que fragilise une santé dégradée, ainsi que ceux dont une longue exposition à des nuisances pathogènes peut réduire la longévité ; valoriser les atouts de l’expérience.”
Serge Volkoff, Valérie Pueyo. “Pénibilité” du travail. In Dictionnaire du travail. PUF, 2012
photo : Split (Croatie), 2013 ©serge cannasse